
Je me souviens d'un voyage d'étude au Pays où les gens conduisent à gauche. Pour ceux qui suivent, ça doit se passer à l'époque du
pantalon écossais...
Un départ sous la pluie. A l'arrière de la voiture familiale mon frère et mes soeurs se sont comprimés pour accompagner leur aîné.
Nous arrivons à Roscoff et ses façades de pierres grises. Mon regard se perd sur le paysage austère qu'offre à la mer cette ville portuaire. Sa gare maritime apparaît sous un ciel sombre, comme chargé d'angoisse. Le vent souffle fort. C'est l'été...
Mes yeux sont déjà un peu humides. Je m'acclimate, semble-til. Premier spleen.
J'aperçois la silhouette massive du Ferry qui, dans quelques instants, m'emportera loin de chez moi pendant trois semaines. Un flot ininterrompu de voitures pénètre ses entrailles. Ce monstre de métal semble les digérer aussitôt et crache par ses cheminées une fumée si noire que le gris du ciel semble s'éclaircir. Pas vraiment rassurant.
Mes parents souhaitent que je dépasse le stade : "Where is Brian? Brian is in the kitchen!". J'ai de la chance mais sur le moment, j'ai bien du mal à m'en persuader. J'ai plutôt l'impression d'aller au casse pipe sur une mer déchaînée. "Ce n'est rien, mon coco, il faut juste traverser le Channel!" Je dois me débrouiller comme un manche pour que l'on m'oblige à la traverser dans ces conditions...
Alors que je récupère mes affaires dans le coffre de la voiture, je ne peux retenir mes larmes plus longtemps et j'éclate en sanglots. Mes cuisses de grenouille ne parviennent pas à soutenir le poids de mes tourments. Le frère aîné perd un peu de sa superbe.
Ce trop plein une fois libéré, je rejoins le groupe de jeunes gens de bonne famille avec lesquels je vais séjourner. J'essaie de faire bonne figure.
Enfin, le bateau s'éloigne laissant la triste ville et ses pâles lumières s'éteindre rapidement dans la nuit tombante. Je vogue vers de nouvelles aventures, le vague à l'âme. Dans le sillage bouillonnant s'envole l'écume de mes jours d'insouciance.
Je suis secoué mais la séparation est faite et je reprends pied petit à petit malgré la tempête au milieu d'une équipe de jeunes ados où cela fanfaronne dur pour masquer les émotions. J'observe ça et là les dégueulis qui égayent la moquette bleue délavée du navire. Résidus d'angoisse à l'odeur tenace. Une drôle de crème anglaise avec des morceaux dedans... Je suis heureux de n'avoir pas succombé au mal de mer. J'ai le pied marin, c'est déjà ça!

En parlant de crème anglaise, une anecdote me revient. Je loge chez Mr and Mrs Reginal JORDAN, sympathiques citoyens britanniques qui ne partagent pas le repas du soir avec moi... Je mange donc seul devant la télé. Un soir, après une énième plâtrée de beans, j'hérite en guise de dessert d'une volumineuse coupe de jelly goût banane. Je goûte. Ce n'est pas mauvais du tout. Je regoûte et retrouve soudain tous mes esprits : c'est terriblement écoeurant! Je n'insiste pas sur la consistance, ni sur la couleur spermique du mélange... Je n'en peux plus. Que faire? Je ne suis pas assez courageux pour dire à la petite dame que sa spécialité est tout simplement dégueulasse et trop honnête pour lui raconter un bobard sur la fragilité de mon estomac. Mais je suis rusé... En un clin d'oeil je superpose trois kleenex sur la table et dans un élan d'inconscience j'y verse l'infâme contenu. Je referme le tout tant bien que mal et glisse prestement le paquet mou dans ma poche. Direction les toilettes. Je passe l'air de rien devant la cuisine où s'affaire mon hôte. Ma démarche doit manquer de naturel, gêné que je suis pas cette protubérance qui menace d'exploser à tout moment. Mais, j'arrive sans encombre aux Water-closets situés à l'étage. J'extirpe délicatement la chrysalide de ma poche. Elle est miraculeusement intacte! Je la jette à l'eau, je tire la chasse et la vois disparaître dans un tourbillon. Quel soulagement! Ni vu ni connu, je reprends sagement ma place devant la BBC avec le sentiment du travail bien fait.
"Where is Brian? Brian is in the toilets!"
Cette nuit là, je me réveille en sursaut. Je rejoue la scène mais tout ne se passe pas comme prévu... Je rêve que le tuyau d'évacuation des toilettes est transparent et qu'il passe dans la cuisine où ma mémère anglaise fomente son prochain attentat culinaire. C'est donc incrédule qu'elle voit passer sous ses yeux son dessert gluant artisanalement momifié. Quand, à mon retour des toilettes, je repasse devant elle avec mon air innocent, elle m'attrape et me demande droit dans les yeux si je veux encore un peu de dessert. Je comprends qu'elle a découvert mon stratagème. J'ai la nausée, je suis fait comme un rat pris au piège de l'incident diplomatique. Je viens de vivre mon propre Waterloo.
Je garde aussi d'autres souvenirs :
Les sourires des filles. Des cours de langue encore un peu trop abstraits, à mon grand désespoir. La découverte d'une certaine liberté. Les appels téléphoniques à la maison au cours desquels j'ai tant de mal à contenir mes émotions. Les lettres de soutien de mes parents et frère et soeurs à qui j'avais du faire tant pitié le jour du départ! Je les ai relues il y a peu.
Au retour, j'ai offert à mes parents des bonbons anglais ... made in France!!!
Acte manqué au pays de Shakespeare.