mercredi 20 mars 2013

Coeurs fatigués


Voilà, ça y est je suis un petit vieux. Je n’étais pas pressé d’y être, mais ça y est je suis un petit vieux. Je n’ai pas vu le temps passer.
A présent, tout est calme autour de moi, il ne se passe plus rien. Enfin si, quand j’allume la télé pour me tenir compagnie, je vois bien que les hommes se déchaînent toujours autant. Mais je ne fais plus partie de ce monde. Ma vue a rétréci et mon horizon aussi. Dehors, ils construisent un mur mais par la fenêtre, je peux encore apercevoir la cime d’un grand arbre déplumé. Il attend le printemps. Pas moi.
On m’a oublié là, mais moi je me souviens. Je fais le bilan de ma vie, le vrai hein, pas un vulgaire point d’étape qu’on fait à mi-parcours quand on a encore l’illusion qu’on peut arranger les choses ou profiter encore un peu. Faut dire qu’à mon âge on n’a plus que ça à faire, poser ses valoches et remonter le temps. Regarder devant ne sert plus à rien et à la surface il n’y a que silence et solitude. Alors, je plonge dans les eaux troubles de ma mémoire. J’y pêche l’essentiel, les joies, les peines, la vérité des sentiments, et des détails aussi. Je les ramène à la surface, je les place dans mon bocal puis je les regarde danser devant moi toute la journée. Ca occupe, ça fait un drôle de ballet.
Hier, les heures étaient légères, aujourd’hui l’horloge n’avance plus.
Les rares fois où je sors, le regard des gens glisse sur moi sans s’arrêter. Je ne m’habitue pas à cette absence d’échange. Une fois, en sortant du bus, moi aussi j’ai glissé et je suis tombé. J’ai vu qu’on m’avait vu, j’étais un peu gêné mais personne n’a esquissé le moindre geste, chacun a vite filé de son côté. J’ai regardé mes paumes écorchées et je me suis relevé tout seul. Je ne pensais pas un jour devenir l’Homme invisible qui me fascinait tant quand j’étais enfant.
Je suis à peine une ombre, presqu’un fantôme. Déjà.
J’ai souvent regardé les vieux avec une certaine tendresse. J’aimais lorsqu’ils me racontaient leurs histoires, sinon j’observais leurs visages ridés, leurs mains et je leur imaginais une vie. Je me demandais aussi comment ça faisait d’avancer si lentement, courbé en deux, les yeux rivés sur ses pieds. Maintenant je sais, c’est ennuyant.
On a toujours dit de moi que j’étais trop sensible. Et alors? La sensibilité c’est la richesse des hommes.
Quand elle arrive chez moi, chaque semaine, l’infirmière qui s’occupe de moi s’empresse d’enfiler ses gants en latex pour me soigner. La solitude c’est contagieux… Elle fait bien son travail, cause peu et repart aussitôt. Elle doit avoir peur de s’attacher, elle se protège c’est normal… Dire que c’est elle qui me retrouvera un jour. C’est peut-être mieux qu’on ne se connaisse pas.
J’ai eu deux enfants, c’est sans doute ce que j’ai fait de mieux dans la vie. Bon, eux non plus n’osent plus me toucher. Parfois ils m’appellent, j’entends leurs voix au loin mais je ne les vois plus. Ils n’ont plus besoin de moi. Mon cœur bat encore, le leur aussi pourtant.
En fait je n’ai pas rêvé, j’ai juste traversé la vie. Jusque-là c’était bien, j’ai eu de la compagnie, j’ai pleuré et j’ai ri. En chemin, j’ai laissé une trace, petite, fragile, elle s’effacera mais pour l’instant, elle est bien là, je l’aperçois derrière moi.
Aujourd’hui, je ne suis plus personne et plus pour très longtemps. Finalement tout irait assez bien si devant moi ne se dressait pas ce mur d’indifférence. Le franchir, à mon âge ? Plutôt creuser…
Voilà ça y est je suis un petit vieux.