lundi 15 septembre 2014

Au fond de mon âme

Texte écrit pour un concours de chez WeloveWords fin 2013.
L'idée était d'écrire un texte en s'inspirant de tableaux peints par Felix Vallotton. J'avais choisi celui là.


D’après « Madame Alexandre Bernheim, née Henriette Adler, femme du marchand » de Felix Vallotton 
 
J’avais accepté d’être modèle  en laissant à ce jeune peintre que je connaissais peu, le loisir de faire de moi ce qu’il voulait. C’est mon mari qui me l’avait proposé car il aimait beaucoup le travail et la sensibilité de ce Monsieur Vallotton dont il me disait le plus grand bien. Pour moi ce fut une première et si au fond je regrettais qu’on ne m’ait pas croquée plus jeune, je décidai de jouer le jeu, surtout par curiosité. Non pas que je me trouvais belle, je ne l’avais jamais été, mais je voulais voir ce que cet artiste trouverait de vrai en moi. Pourrait-il m’apprendre quelque chose que mon miroir froid ne pouvait pas me renvoyer ? Quelque chose que j’ignorais… Cela ne se voit peut être pas mais l’idée m’amusait !
Bien sûr vous devinez mes regrets, mes doutes, mes inquiétudes comme autant de cheveux gris. Et pourtant ma chevelure avait été flamboyante. Je n’avais laissé qu’à peu de mains le plaisir de la caresser ou de s’y perdre, ce qui rend aujourd’hui ces souvenirs plus nets et plus intenses. J’ai connu peu d’hommes dans ma vie mais chacun m’avait aimé pour ce que j’étais. Vous ne le saviez pas et moi j’avais oublié.
 Mais au fond qui suis-je véritablement, et que voit-on de moi sur ce portrait ?
Une femme  triste et renfermée  à l’image de ses mains jointes qui laissent à penser que son corps et son cœur ont froid ? Un peu de cette élégance dont les femmes d’esprit ne se départissent jamais ? Du gris qui s’accroche à moi comme un nuage dans le ciel azur ? Des lèvres généreuses à défaut d’avoir été gourmandes ? L’esquisse d’un sourire  empreint de nostalgie amoureuse ? Des petits travers à l’image de ce tableau de guingois juste derrière moi ? Un penchant pour la littérature que l’on devine aux livres et aux feuilles posés sur le petit secrétaire à mes côtés?
Il est vrai que j’ai toujours aimé lire et écrire. Mon mari n’avait d’yeux que pour les courbes, les formes, les matières, les couleurs et l’intensité des toiles qu’il vendait. Mes pensées, elles, se perdaient dans les mots. J’aimais imaginer des personnages, décrire des paysages, les mettre en  situation, les faire vibrer, amener une intrigue et suggérer le reste. Nous avions ça en commun ce peintre et moi, la danse de nos mains caressant le papier blanc pour offrir à chacun  la liberté d’y trouver ce qu’il voulait. Nous partagions le même dessein, celui de  faire naître l’émotion et rendre toutes ces choses vivantes. Une plume ou un pinceau exprimant nos sentiments cachés.
Je me souviens de ce jeune homme travaillant à ce portrait dans notre maison de la rue Laffitte. Il était appliqué, minutieux, et mettait un temps infini à choisir ses couleurs comme je le faisais avec mes mots. Sa tête disparaissait par intermittence pour se cacher derrière le chevalet. J’entendais le frôlement du pinceau sur la toile. Il parlait peu ou alors pour dire des choses étonnantes : « Il faut du mouvement, il faut que ça vive ! Mais surtout ne bougez pas… ».  Parfois il n’y arrivait pas, son esprit était ailleurs, il divaguait, ou s’agaçait  et moi je restais plantée là, inconfortablement accoudée à ce fauteuil en attendant que l’inspiration lui revienne. Mais pourquoi diable avait-il choisi  cette pose ! Alors pour passer le temps, je m’évadais dans un ailleurs, laissant mes pensées et mes souvenirs courir librement. Souvent quand je revenais à moi, je le trouvais en pleine action, peignant frénétiquement, presque  transfiguré. Dans ces moments-là, lorsqu’il m’observait, on aurait dit que son regard  transperçait mon âme. Il m’avait attrapée. Il ne peignait plus les objets qui m’entouraient ni même mon visage, il peignait le plus profond de moi.
Au fond, je crois que ce portrait dit de moi bien plus que ce que je n’en sais moi-même…