L'idée était d'écrire un texte en s'inspirant de tableaux peints par Felix Vallotton. J'avais choisi celui là.
D’après « Madame Alexandre Bernheim, née Henriette Adler, femme du marchand » de Felix Vallotton
J’avais accepté d’être modèle en laissant à ce jeune peintre que je
connaissais peu, le loisir de faire de moi ce qu’il voulait. C’est mon
mari qui me l’avait proposé car il aimait beaucoup le travail et la
sensibilité de ce Monsieur Vallotton dont il me disait le plus grand
bien. Pour moi ce fut une première et si au fond je regrettais qu’on ne
m’ait pas croquée plus jeune, je décidai de jouer le jeu, surtout par
curiosité. Non pas que je me trouvais belle, je ne l’avais jamais été,
mais je voulais voir ce que cet artiste trouverait de vrai en moi.
Pourrait-il m’apprendre quelque chose que mon miroir froid ne pouvait
pas me renvoyer ? Quelque chose que j’ignorais… Cela ne se voit peut
être pas mais l’idée m’amusait !
Bien sûr vous devinez mes
regrets, mes doutes, mes inquiétudes comme autant de cheveux gris. Et
pourtant ma chevelure avait été flamboyante. Je n’avais laissé qu’à peu
de mains le plaisir de la caresser ou de s’y perdre, ce qui rend
aujourd’hui ces souvenirs plus nets et plus intenses. J’ai connu peu
d’hommes dans ma vie mais chacun m’avait aimé pour ce que j’étais. Vous
ne le saviez pas et moi j’avais oublié.
Mais au fond qui suis-je véritablement, et que voit-on de moi sur ce portrait ?
Une
femme triste et renfermée à l’image de ses mains jointes qui laissent
à penser que son corps et son cœur ont froid ? Un peu de cette élégance
dont les femmes d’esprit ne se départissent jamais ? Du gris qui
s’accroche à moi comme un nuage dans le ciel azur ? Des lèvres
généreuses à défaut d’avoir été gourmandes ? L’esquisse d’un sourire
empreint de nostalgie amoureuse ? Des petits travers à l’image de ce
tableau de guingois juste derrière moi ? Un penchant pour la littérature
que l’on devine aux livres et aux feuilles posés sur le petit
secrétaire à mes côtés?
Il est vrai que j’ai toujours aimé lire et
écrire. Mon mari n’avait d’yeux que pour les courbes, les formes, les
matières, les couleurs et l’intensité des toiles qu’il vendait. Mes
pensées, elles, se perdaient dans les mots. J’aimais imaginer des
personnages, décrire des paysages, les mettre en situation, les faire
vibrer, amener une intrigue et suggérer le reste. Nous avions ça en
commun ce peintre et moi, la danse de nos mains caressant le papier
blanc pour offrir à chacun la liberté d’y trouver ce qu’il voulait.
Nous partagions le même dessein, celui de faire naître l’émotion et
rendre toutes ces choses vivantes. Une plume ou un pinceau exprimant nos
sentiments cachés.
Je me souviens de ce jeune homme travaillant à
ce portrait dans notre maison de la rue Laffitte. Il était appliqué,
minutieux, et mettait un temps infini à choisir ses couleurs comme je le
faisais avec mes mots. Sa tête disparaissait par intermittence pour se
cacher derrière le chevalet. J’entendais le frôlement du pinceau sur la
toile. Il parlait peu ou alors pour dire des choses étonnantes : « Il faut du mouvement, il faut que ça vive ! Mais surtout ne bougez pas… ». Parfois
il n’y arrivait pas, son esprit était ailleurs, il divaguait, ou
s’agaçait et moi je restais plantée là, inconfortablement accoudée à ce
fauteuil en attendant que l’inspiration lui revienne. Mais pourquoi
diable avait-il choisi cette pose ! Alors pour passer le temps, je
m’évadais dans un ailleurs, laissant mes pensées et mes souvenirs courir
librement. Souvent quand je revenais à moi, je le trouvais en pleine
action, peignant frénétiquement, presque transfiguré. Dans ces
moments-là, lorsqu’il m’observait, on aurait dit que son regard
transperçait mon âme. Il m’avait attrapée. Il ne peignait plus les
objets qui m’entouraient ni même mon visage, il peignait le plus profond
de moi.
Au fond, je crois que ce portrait dit de moi bien plus que ce que je n’en sais moi-même…