J'étais devenu un vieil homme. Les vieux disent toujours aux plus jeunes qu'ils n'ont pas vu le temps passer. J'en étais là de ma vie. Mes enfants étaient déjà loin de leur enfance et je me rapprochais à grand pas de ma déchéance. A bien y réfléchir, j'y avais déjà mis un pied...
Le matin, dès que je me sentais suffisamment en forme, je sortais prendre l'air. J'enfilais ma veste rouge élimée et je descendais doucement les escaliers de l'immeuble en serrant fort la rambarde. Je n'avais qu'à traverser deux rues pour me retrouver le long du canal. Les mains jointes dans le dos, j'arpentais silencieusement les quais piétonniers. Je repassais le film de ma vie. Parfois je restais bloqué sur un fait précis de mon histoire dont je n'arrivais pas à me défaire. Par exemple ce jour où ils étaient venus m'annoncer la nouvelle pour Isabelle... Alors, mon regard accrochait rapidement le sol pavé et je me laissais guider mécaniquement, seul, perdu dans mes pensées, les épaules penchées un peu plus en avant.
Par jour de grand froid, de fines larmes s'étiraient lentement depuis le coin de mes yeux rougis.
Parfois aussi certaines anecdotes amusantes refaisaient surface mais mon visage restait impassible.
Quand mon souffle se faisait plus court, je faisais demi tour.
Ce matin-là, sur le chemin du retour, l'eau qui coulait à mes côtés avait des reflets presque bleus. Je levai la tête. Mon regard se posa en haut d'un arbre rachitique où restaient accrochées quelques feuilles jaunissantes et inondées de lumière. Elles m'arrachèrent un sourire.
Nous n'étions qu'à l'automne et il faisait encore bon.
Je replongeai dans mes rêveries et je décidai qu'une fois rentré chez moi il serait temps de réouvrir mes albums et de revoir nos souvenirs.